Narcotrafic et corruption : des magistrats et policiers sonnent l’alarme French

Narcotrafic et corruption : des magistrats et policiers sonnent l’alarme

La France n’est pas épargnée par la montée en puissance de réseaux criminels capables de s’offrir des informations sensibles et des passe-droits. Si les autorités politiques minimisent cette menace, les professionnels appellent à en prendre la mesure pour tenter d’endiguer le phénomène.

Fabrice Arfi et Camille Polloni, 12 mai 2024 à 16h46

Alors qu’une commission d’enquête du Sénat doit rendre publiques, mardi 14 mai, ses conclusions sur l’emprise du narcotrafic en France, les nombreuses auditions de responsables policiers et de magistrat·es spécialisé·es permettent d’ores et déjà de prendre la mesure du pouvoir de corruption grandissant, au sein des administrations, des réseaux criminels impliqués dans le trafic de drogues.

Devant le Sénat, deux personnes ont toutefois minimisé ce constat, largement partagé par les professionnel·les de terrain : le ministre de l’intérieur, Gérald Darmanin, et celui de la justice, Éric Dupond-Moretti.

Les exemples issus des travaux de la commission sénatoriale, menés depuis six mois sous la conduite de son président, Jérôme Durain (Groupe socialiste), et de son rapporteur, Étienne Blanc (Les Républicains), ne manquent pourtant pas pour décrire cette réalité rampante.

Certains métiers sont particulièrement exposés au risque corruptif. Dans le secteur public, ce sont les policiers et gendarmes, douaniers, greffiers et surveillants pénitentiaires, détenteurs d’informations confidentielles sur les enquêtes en cours. Dans le secteur privé, les dockers, bagagistes ou agents de sécurité privée peuvent être ciblés par les trafiquants. Si le terme « corruption » fait irrésistiblement penser à l’appât du gain, il implique souvent des pressions et menaces pouvant aller jusqu’à la violence physique.

« Danger majeur » ou phénomène « résiduel » ?

« La corruption est un outil majeur de la criminalité organisée », a ainsi indiqué Stéphanie Cherbonnier, la cheffe de l’Office anti-stupéfiants (Ofast) de la police judiciaire, dont l’antenne marseillaise a été la cible d’une perquisition en avril. « Chaque personne a un prix et les moyens de ces réseaux sont quasiment illimités. Oui, on constate une augmentation de la corruption », a déclaré le procureur de Marseille, Nicolas Bessone.

Son homologue parisienne, Laure Beccuau, a abondé : « C’est un danger majeur. Menace et corruption sont les deux faces de la grande criminalité organisée. » Tout comme la juge coordinatrice du pôle criminalité organisée, Sophie Aleksic : « La question de la corruption est de plus en plus présente dans nos dossiers, et nous devons davantage en tenir compte. »

Le procureur de Bayonne, Jérôme Bourrier, n’a pas dit autre chose, mais autrement : « La corruption me semble une thématique centrale. C’est une Arlésienne : tout le monde en parle, mais il y a peu de dossiers aboutissant à une condamnation. Cela tient à la difficulté de cette qualification, qui demande de démontrer un pacte de corruption, ce qui est complexe. La corruption en lien avec le trafic de stupéfiants est pourtant un point de vigilance majeur. »

Également auditionné par le Sénat, un ancien trafiquant de la « French Connection », Émile Diaz, n’y est pas allé par quatre chemins : « Je vous le dis tout net : sans la corruption, il n’y a pas de trafic. […] Le trafic a besoin de la corruption et les corrompus sont partout. »

C’est peu dire que les auditions de Gérald Darmanin et d’Éric Dupond-Moretti ont dépareillé au milieu de ce chœur inquiet, et suscité l’abattement de certains fonctionnaires. Le premier a en effet pointé qu’« il y a, objectivement, peu de cas », tout en invitant à la « vigilance », tandis que le second a qualifié le phénomène de « résiduel », quelques jours seulement après avoir tancé les magistrats marseillais qui avaient osé s’exprimer publiquement sur la question*.*

« Si les réseaux criminels voient que les ministères ne sont pas particulièrement inquiets, c’est un très mauvais signal envoyé », s’indigne auprès de Mediapart un haut responsable de la police.

Le risque de corruption par le narcotrafic au sein des administrations publiques ne cesse de grandir à mesure que sa puissance financière décuple. L’équation à la base de ce phénomène est simple : l’Europe est devenue en quelques années le premier marché mondial du trafic de cocaïne, devant les États-Unis, dépassés par la crise des opioïdes.

Un rapport d’Europol, rendu public en avril, estime que 71 % des organisations criminelles les plus actives sur le Vieux Continent ont recours à la corruption pour se développer. « Les investigations sur Sky ECC [une application de communication sécurisée utilisée par les narcotrafiquants – ndlr] ont montré que la corruption était profondément enracinée dans de nombreux pays, au sein de l’Union européenne et au-delà. Les États membres ne sont pas immunisés contre ce phénomène », constate Europol, rappelant qu’il est « étroitement lié à la violence ».

Le spectre de la Belgique et des Pays-Bas

Des pays comme la Belgique et les Pays-Bas doivent désormais composer avec des réseaux surpuissants qui n’hésitent pas à assassiner des journalistes et des avocats, et même à menacer d’enlever un ministre (belge) ou une princesse (hollandaise). Lorsqu’il s’agit d’évaluer la gravité de la menace en France, ces exemples pas si lointains sont dans toutes les têtes.

Selon certains spécialistes, le « chiffre d’affaires » du narcotrafic en France varierait aujourd’hui entre 3 et 6 milliards d’euros par an. Et il ne cesse de croître. « Nous sommes confrontés à un phénomène que nous ne parvenons pas à endiguer et qui grossit […] À terme, il n’est pas exclu que le narcotrafic, doté de moyens toujours plus importants, déstabilise la puissance publique », a lancé devant le Sénat l’ancien procureur général de la Cour de cassation, François Molins.

Plusieurs policiers et magistrats sollicités par Mediapart affirment de manière unanime que la corruption est « consubstantielle » à l’activité des grands réseaux du narcotrafic. Un juge, qui témoigne sous le couvert de l’anonymat à cause du devoir de réserve auquel il est astreint, explique qu’elle est un levier indispensable du narcotrafic, et ce, pour atteindre plusieurs objectifs différents.

Il faut dire que la palette est large. En amont du trafic, le crime a d’abord besoin de corrompre pour permettre à sa marchandise d’entrer sur le territoire et de « ressortir » des points de contrôle : des agents des douanes pour passer les frontières terrestres, des dockers pour les frontières maritimes (essentiellement au Havre et à Marseille en France) ou des policiers dans les aéroports pour les frontières aériennes.

En mars 2023, un douanier « modèle » de Roissy a été mis en examen et incarcéré dans une affaire de trafic de cocaïne en provenance d’Amérique latine : il est soupçonné d’avoir fermé les yeux sur des valises, pour 40 000 euros pièce. Quelques mois plus tard, c’est un policier de Roissy qui « tombait » pour trafic de stups.

La corruption permet aussi, quand elle cible des policiers ou des magistrats de plus ou moins haut rang, d’avoir accès à des fichiers de personnes recherchées voire, pire, d’être informé en amont d’une arrestation ou d’une perquisition à venir. C’est ce qu’a souligné Frédéric Veaux, le directeur général de la police nationale, devant la commission sénatoriale : « Les organisations criminelles veulent savoir si elles figurent parmi les objectifs de la police nationale, si elles sont surveillées et à quel moment, éventuellement, elles pourront être des cibles. »

Dans son dernier rapport annuel, l’Inspection générale de la police nationale (IGPN) a d’ailleurs braqué ses projecteurs sur les risques de corruption « à bas bruit » ou de « basse intensité », souvent adossés aux difficultés rencontrées dans leur vie personnelle par des agents mal payés : divorce, addiction aux jeux, dettes, etc. Entre 2021 et 2022, le nombre d’enquêtes pour corruption menées par l’IGPN a quasiment doublé, passant de 30 à 56.

Des profils vulnérables

Agnès Thibault-Lecuivre, la magistrate qui dirige l’IGPN, a plusieurs fois alerté sur une « augmentation objective » de ces faits. Elle plaide pour la mise en place d’un algorithme permettant de mieux détecter les anomalies dans la consultation de fichiers. Même si leur traçabilité s’est améliorée au fil des années, les fichiers sont de plus en plus fournis et de plus en plus facilement consultables, ce qui accroît les risques de mésusage.

D’autant que le résultat de ces recherches peut être transmis de manière « discrète », via les applications chiffrées WhatsApp, Signal ou Telegram. En mars 2024, un jeune policier de Vitry-sur-Seine (Val-de-Marne), soupçonné d’avoir renseigné des trafiquants de cannabis sur des immatriculations de véhicules, a été mis en examen et placé sous contrôle judiciaire.

Les « policiers adjoints », ces contractuels recrutés à un moindre niveau de qualification, rapidement formés et moins bien payés que les titulaires, sont identifiés comme des profils particulièrement vulnérables. En Guyane, onze d’entre eux ont été mis en examen et incarcérés en juillet 2023 : ils auraient permis à des mules, transportant de la cocaïne vers la métropole, d’embarquer sans passer les contrôles à l’aéroport de Cayenne.

Personnels pénitentiaires, greffiers, élus…

Face au Sénat, le directeur de l’Inspection générale de la gendarmerie nationale (IGGN), Jean-Michel Gentil, est apparu plus serein. Peu d’enquêtes liées au trafic de stupéfiants visent des gendarmes, au point qu’il parle d’un « épiphénomène ». À ses yeux, « le modèle de la gendarmerie nationale, fondé sur le statut militaire, présente incontestablement des atouts » : le logement en caserne préserve les agents « du risque de pression extérieure » et les place « sous le regard de [leurs] collègues », sans compter le « contrôle hiérarchique » qui règne au sein de l’institution.

Quand elle touche le monde des gardiens de prison, la corruption permet aux trafiquants de faire entrer des téléphones portables en cellule, ce qui leur offre la possibilité de continuer de piloter un réseau. Six surveillants de Réau (Seine-et-Marne) ont été mis en examen en mars pour avoir laissé entrer des portables, mais aussi de l’alcool et du cannabis en détention.

Plusieurs enquêtes récentes ont également montré que des personnels de greffe – il en existe dans les tribunaux mais aussi dans les prisons – pouvaient être achetés afin de ne pas notifier opportunément tel ou tel document judiciaire et provoquer un vice de procédure qui autorisera, en toute légalité apparente, la libération d’un narcotrafiquant. Une greffière de la maison d’arrêt de Meaux (Seine-et-Marne), incarcérée en décembre dernier, est ainsi soupçonnée d’avoir délibérément commis des « erreurs ». « Deux enquêtes sont en cours, à Marseille, sur des membres du greffe suspectés de renseigner le crime organisé », a par ailleurs déclaré le procureur Nicolas Bessone devant la commission du Sénat. D’autres greffières ont été mises en cause dans des affaires de moindre ampleur, ces derniers mois, à Saint-Nazaire (Loire-Atlantique) et à Évry (Essonne).

Le monde politique n’est pas non plus protégé, comme l’ont montré les affaires de Canteleu (Seine-Maritime), dont l’ancienne maire doit être jugée en juin pour complicité de trafic de stupéfiants, ou celle d’Avallon (Yonne), dont la maire a été placée en détention provisoire. Les réseaux criminels ont tout intérêt à viser l’échelon municipal pour contrôler plus facilement un territoire et profiter de toutes les libéralités qu’une municipalité peut offrir : des logements pour stocker, des commerces pour blanchir…

Lors d’un colloque organisé en octobre 2023 à l’Institut des hautes études du ministère de l’intérieur (Ihemi), le procureur François Antona, chef de la section du parquet de Paris au sein de la juridiction interrégionale spécialisée (JIRS) dans la criminalité organisée, a déclaré : « Le phénomène de corruption n’est pas nouveau mais particulièrement inquiétant et prégnant aujourd’hui. »

« Les organisations criminelles ne pourraient pas être aussi efficaces sans certains relais dans les institutions pour échapper à une interpellation ou être libérées sur un vice de procédure bien élaboré », a-t-il observé, ajoutant : « On en est à se demander si certaines personnes ne rentrent pas dans les institutions pour cela, pour avoir quelqu’un dans la maison. C’est éminemment inquiétant. »

Les informateurs, sources de vulnérabilité

Pour améliorer la lutte contre le narcotrafic, les avis sont de plus en plus unanimes dans la police et la justice sur la nécessité de changer une culture d’enquête enracinée dans des méthodes d’un autre âge. Depuis des décennies, les stratégies d’investigation reposent en effet quasi exclusivement sur la relation tissée par des policiers avec des informateurs impliqués dans le trafic, aussi appelés « tontons », au risque d’en devenir dépendant. C’est ce qu’a douloureusement révélé l’« affaire François Thierry », mettant en cause les pratiques de l’ancien Office central pour la répression du trafic illicite des stupéfiants (OCRTIS).

« Une relation mal calibrée, qui ne respecte aucun des aspects de la charte du traitement des informateurs, peut engendrer des comportements de policiers qui se mettent à privilégier leurs informateurs à leur mission », analyse un ancien juge spécialisé. Quitte à « se compromettre en perdant tout repère déontologique ».

« C’est très difficile de changer des décennies de pratiques et une culture très ancrée dans la police », concède de son côté un haut responsable policier, qui estime que « l’on peut changer de logiciel et arrêter de tout faire reposer sur les informateurs ». D’autant que, comme l’assure un autre, des trafiquants se font volontairement engager comme informateur. « Résultat : c’est le “tonton” qui traite le policier et pas l’inverse ! », s’alarme-t-il, précisant que cette zone grise constitue, elle aussi, un terrain favorable à la corruption.

L’analyse est partagée par Fabien Bilheran, ancien officier de police judiciaire en région parisienne passé par les Stups et auteur du livre Police, la loi de l’omerta (Le cherche midi). Dans un entretien à Mediapart, il raconte avoir vu des policiers partager avec des trafiquants le produit financier d’une saisie de drogue. Il se souvient aussi d’un chef de groupe qui ne connaissait pas le code de sa carte bleue depuis vingt ans. La raison ? il payait tout en liquide grâce aux espèces qu’il volait avec d’autres en perquisition chez les dealers…

Cette ultradépendance de la police aux informateurs est très liée, selon lui, aux « effets pervers » de la culture du chiffre qui s’est imposée comme l’alpha et l’oméga de l’efficacité répressive dans la lutte contre le trafic de stups. En un mot, seule la saisie de drogue semble compter et, avec elle, la communication de responsables politiques trop ravis d’aller se faire photographier devant des tonnes de drogues interceptées.

Mais en réalité, la police s’est mise dans la main d’informateurs qui « orientent le trafic selon leurs propres intérêts et laissent la police aveugle à toute la réalité du narcotrafic », selon Fabien Bilheran. « On n’en voit que 10 % ! », tranche-t-il*.*

« On arrive à suivre un trafic jusqu’au moindre point de deal, mais on est encore trop incapable de faire l’enquête en sens inverse et savoir où va l’argent. C’est pourtant le nerf de la guerre », regrette un cadre de la police judiciaire, qui espère lui aussi l’avènement d’une « révolution culturelle » au sein du ministère de l’intérieur. Une telle approche financière du narcotrafic permettrait peut-être, ajoute un autre, de déceler plus facilement les corrompus au sein des administrations.

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